Manuel Valls est presque un dinosaure de la gauche, à l’heure où elle abandonne ce qui faisait sa spécificité et sa légitimité. Oubliées depuis long la méritocratie, la laïcité et quelques autres valeurs cardinales autrefois de gauche, sauf dans le discours, double ou triple, selon ses interlocuteurs. Certes, l’ancien Premier ministre dût composer, surtout avec son président qui a peut-être inspiré le « en même temps » à son jeune et ambitieux ministre de l’Économie. François Hollande appela cela la synthèse, qu’il tenta d’appliquer au PS, puis à ses gouvernements successifs. On a vu le résultat, et on le voit encore aujourd’hui, avec une gauche en lambeaux, courant après tout ce qui peut la sauver d’une dislocation fatale. Islamo-gauchiste ou indigéniste pour les uns, tendance woke pour les autres (jusqu’au sein de la macronie). En avril prochain, Manuel Valls ne votera peut-être pas pour son ancien ministre Emmanuel Macron. Ils se ressemblent et s’accordent sans doute sur de nombreux sujets, mais sur les questions régaliennes, le second, pourtant en situation d’imposer ses idées bien plus que ne le fut le premier, les a trop souvent trahies dans les actes, après voir juré le contraire dans les discours : laïcité, lutte contre l’islam politique, contre le séparatisme… Tout n’est pas là, comme le voudrait Éric Zemmour, mais beaucoup tout de même, sans quoi les candidats nationalistes ne représenteraient pas autour de 30 % dans les intentions de vote, avec des priorités souvent analogues chez les électeurs LR.
Éric Zemmour justement, Manuel Vals vient de l’étrier dans un livre « Zemmour, l’antirépublicain », paru aux éditions de l’Observatoire. Est-il légitime à le faire, et le procès est-il justifié, du moins crédible ? La seconde question est un sujet de campagne, et comme toujours et pour tout le monde, chacun détient sa part de vérité. Mais pour Manuel Valls, certaines fautes sont éliminatoires, ce en quoi il ne peut qu’avoir raison, quand bien même elles seraient commises par Éric Zemmour. Ses proches jurent qu’il n’est ni fasciste ni raciste. Juste accroché à une France qui n’existe plus et qui n’existera plus, ce qui n’interdit pas de défendre et de réaffirmer certaines valeurs comme la laïcité précisément, si chère à Manuel Valls.
L’ancien Premier ministre reproche à Éric Zemmour d’avoir perverti la campagne électorale à coup de sophismes, de mensonges et de révisionnisme à tous les étages : de Hitler à Léon Blum en passant par l’inévitable Pétain, Éric Zemmour réécrit l’histoire. Pire, il tente d’échafauder une « contre histoire » au service de son dessein réactionnaire et contre-révolutionnaire, une arme que Manuel Valls considère comme « terrible et tendancieuse ». À l’appui de sa démonstration, il convoque les historiens, mais ne peut ignorer que l’histoire est trop souvent considérée comme une matière interprétative et non plus factuelle. Pétain pour Zemmour, Castro pour Mélenchon, chacun y voit ce qui l’arrange. Mais Manuel Valls n’a que trop raison de se dresser contre ces pratiques qui empêchent de tirer les leçons pourtant précieuses de nos comportements collectifs passés, les leçons de l’histoire qui nous font parfois dire « plus jamais ça », jusqu’à ce que l’on fasse croire que « ça » n’a pas existé, que ce n’est pas exactement comme ça que ça s’est passé, ou que ça a beaucoup été exagéré.
Ce faisant, Manuel Valls se veut aussi force de propositions. Et paradoxalement il s’appuie sur les doctrines zemmouriennes. Car, nous l’écrivons souvent : malgré ses outrances, Zemmour est utile à la France. L’ancien journaliste est plus un lanceur d’alerte sur certaines questions cruciales pour notre avenir qu’un futur chef de l’État.
Et Manuel Valls de proposer une forme d’inverse ou d’opposé : un républicanisme ferme et fervent, permettant de combattre avec nos valeurs les périls dont Éric Zemmour prend prétexte pour fragiliser la République. Zemmour n’a-t-il pas l’habitude de clore ses meetings par un « Vive la République et surtout Vive la France » ? Ce « surtout », cela résonne quand même « La France contre la République » ?
Manuel Valls, l’anti-Zemmour en chef des républicains laïcs, propose « un autre chemin vers une fierté nationale retrouvée, en espérant qu’elle puisse, d’une manière ou d’une autre, contribuer à la formation d’un futur commun ». L’ancien premier ministre rêve-t-il à nouveau d’un destin français ?
Michel Taube